La salsa qui venait de Martinique ou comment mettre de la biguine dans la salsa

Je vois déjà les sceptiques tiquer sur l’air de « n’importe quoi la salsa ça ne vient pas de Martinique tout le monde le sait etc.. », « en Martinique c’est zouk et ti-punch » eh bien détrompez vous en Martinique on sait aussi faire des chansons qui passent à la postérité.
En plus là je ne parle pas de la salsa en général mais d’une chanson bien particulière qui est passé de biguine à salsa en une petite centaine d’années, mais pour comprendre où je veux en venir il faut commencer par le début et retourner en Martinique en 1900.
La principale activité à cette époque est l’industrie sucrière : quasiment toute l’île s’y  consacre , plus de la moitié des terres cultivées est consacrée à la canne à sucre, les usines de production de sucre se comptent par dizaines et tout va presque pour le mieux dans le meilleur des mondes tropicaux.
Tout ne va pas si bien que ça en fait : en effet l’euphorie sucrière des années 1880 où les usines affichait des taux de rentabilité autour de 40 % est terminée et il faut faire face à la concurrence du sucre de betterave et à une surproduction mondiale de sucre. Tout cela commence à affecter les profits de la filière et évidemment les premiers à en faire les frais sont les ouvriers agricoles qui se voient obligés de travailler plus pour gagner moins.
Le 5 février 1900 une grève éclate dans les usines du nord (Sainte-Marie, Marigot, Lorrain) et le mouvement bien que peu structuré (à l’époque les syndicats sont quasi inexistants) fait peu à peu tache d’huile : les ouvriers parcourent les plantations et les usines de quasiment toute l’île afin de porter leur message. La principale revendication : passer le salaire de la tache1 à 2 Francs.
Comme dans toute grève qui se respecte les négociations patinent et parfois la situation s’envenime : le 7 Février une fusillade éclate à l’usine de Sainte-Marie et fait 10 morts et une douzaine de blessés ce qui donne une idée du climat social et politique de l’époque.

Malgré tout les ouvriers obtiennent gain de cause et le travail reprend peu à peu à partir du 13 Février après ce que l’on appellera selon sa sensibilité politique : un grave trouble à l’ordre public ou une première victoire notable des ouvriers martiniquais face au patronat .

Avançons maintenant d’une trentaine d’années dans le temps : nous sommes après la grande guerre et le courant musical en vogue à Paris, c’est la biguine : le tout-paris se presse au bal nègre de la rue Blomet où officient les meilleurs musiciens antillais (Alexandre Stellio,Ernest Léardee ..) et parmi eux se distingue Léona Gabriel alias Miss Estrella .

Née en Martinique en 1891 cette jeune femme arrive a Paris en 1920 et est très vite appréciée dans le milieu musical ou ses chansons inspirées de sa jeunesse antillaise font mouche : l’une des plus populaires de ses chansons s’intitulant « La grèv’ baré mwen » (refrain missié Michel pa lé bay 2 francs) et fait référence aux événements de février 1900. Une autre chansons très connue de Léona Gabriel est « Maladie d’amour » dont la version la plus connue est celle interprétée par Henri Salvador mais ne nous éloignons pas trop de notre sujet.

Le temps passe et la mode de la biguine a Paris aussi mais cela n’empêche pas les chansons de Léona Gabriel et de ses contemporains de devenir pour la plupart des classiques du répertoire martiniquais et d’être reprises, réinterprétées par différents artistes au fil du temps. Et notamment en 1997 parait un CD intitulé SalsaKolor : ce disque est produit par Ronald Rubinel un auteur compositeur (interprète parfois) et producteur (les meilleurs disques de Edith Lefel c’était lui) qui décide de marier sa passion pour le répertoire martiniquais et la salsa en produisant ce disque de reprises de chansons antillaises en version salsa : on y trouve aussi bien ses propres compositions que des chansons du groupe Malavoi ou de Patrick Saint-Eloi ou d’autres plus anciennes dont « La grev’ baré mwen » qui devient pour l’occasion « La Huelga me paro« .

Cette version connaît suffisamment de succès pour se retrouver l’album « Afro-latin Party » du label Putumayo et ainsi finit par tomber dans l’oreille d’un des membres du groupe Salsafon fondé entre autres par d’anciens de Fatal Mambo (la tète à gaston2 c’était Fatal Mambo) ou d’autres groupes moins connus comme « Coeur de chauffe« , et finalement donc cette chanson se retrouve sur l’excellent dernier CD de Salsafon intitulé  « Tribute to the Barrio » en compagnie d’autre chansons qui sont des « vraies salsa » ou plutôt des classiques du genre tel que « Pa Huele » ou « Maestro de rumberos » que j’ai eu le plaisir de découvrir sur scène lors de l’édition 2012 de Tempo Latino (dans le festival Off) ,et je peux vous dire que Salsafon en salsa dura : ils assurent . A mon humble avis sur ce CD il manque seulement leur version de « Qué Humanidad » de Johnny Zamot Y Sociedad 76 dont ils exécutent en public une bien belle version.

Voila c’est la fin de cette petite histoire et comme à toute bonne histoire il faudrait une morale destinée à l’éducation de mes innombrables lecteurs 😉 mais malheureusement là comme ça, tout de suite maintenant là, je n’arrive pas à en trouver et en plus le TGV est bientôt arrivé et le défi que je m’étais lancé c’était aussi d’arriver à tout écrire pendant le trajet et ne plus avoir qu’à publier une fois que j’aurai récupéré une connexion internet  : pari presque tenu . Finalement c’est peut être ça la morale : en voyage l’ordinateur portable est le meilleur ami du blogueur intermittent.

Edité le 9 avril 2014
On nous souffle dans l’oreillette que le groupe Salsafon, dont le nouvel album est disponible depuis quelques semaines, après avoir fait les riches heures du ‘off’ du festival Tempo Latino, aura le privilège d’ouvrir l’édition 2014 le jeudi 24 juillet pour une soirée sous le signe de la salsa dura puisqu’il seront suivi le même soir par Oscar D Leon

Pour en savoir plus

la greve de 1900 en Martinique : http://www.pkls.org/pajlistwa/grev1900.htm et http://madjoumbev2.free.fr/1900.html

une biographie de Léona Gabriel

Pour un aperçu de la Martinique de l’époque le livre « la Rue Case-Nègres » de Joseph Zobel (existe aussi en film pour ceux qui préfèrent les images qui bougent)

1 la tache c’est 300 cannes a sucres récoltées (ou sarclées) vers 1850, entre 700 et 900 vers 1900
2 « la tête à gaston » étant bien sur la version française de « El negro bembon »